Vous trouverez ci-contre le texte de l’entretien accordé par le cardinal Joseph de Kesel à Monique  Baujard, à l’occasion de la publication de son livre :

« Foi & Religion dans une société moderne », aux Editions Salvator

Interview avec le cardinal Joseph De Kesel, archevêque de Malines-Bruxelles

 « Rien ne dit que l’Evangile a besoin d’une culture religieuse pour atteindre les personnes »

Le cardinal Joseph De Kesel vient de publier « Foi & Religion dans une société moderne », aux Editions Salvator. Dans ce livre, il offre une analyse stimulante des changements que nous vivons. Monique Baujard l’a interviewé pour Promesses d’Eglise. Un entretien plus développé paraîtra dans la revue Etudes à la rentrée.

M.B. : La première chose qui frappe, en lisant votre livre, est la sérénité avec laquelle vous regardez le monde. Vous dites que nous sortons d’une culture religieuse mais que cela ne signifie pas la fin du christianisme. Pouvez-vous nous expliquer cela ?

Cardinal De Kesel : Dans une culture religieuse, la religion forme le cadre de référence pour la vie en société. Nous avons connu cela pendant des siècles. La culture chrétienne imprégnait toute la vie personnelle et collective, indépendamment des convictions personnelles des uns et des autres. Il en va encore ainsi aujourd’hui dans certains pays musulmans. Mais l’Europe a connu depuis plusieurs siècles un mouvement d’émancipation. C’est un mouvement lent, qui vient du siècle des Lumières, et qui fait qu’aujourd’hui nous nous trouvons dans une société sécularisée. Cette société permet un pluralisme social et religieux qui ne pouvait exister avant. Dans une culture religieuse, il n’y a pas de place pour la dissidence. Je ne fais pas l’éloge de la sécularisation, c’est un état de fait, que nous pouvons accepter de bon cœur mais sans naïveté. Le risque est en effet le sécularisme, qui renvoie la religion dans la sphère privée, ce qui n’est pas acceptable. En fait, la société sécularisée offre la possibilité de vivre ensemble dans le respect de nos différences. Lorsque nos sociétés étaient de culture chrétienne, c’était certes une situation plus confortable pour l’Eglise, mais rien ne dit que l’Evangile a besoin d’une culture religieuse pour atteindre les personnes. Aujourd’hui, être chrétien relève d’un choix personnel et c’est bien comme cela que nous concevons la foi, comme la réponse libre de l’être humain à la sollicitation de Dieu. Sur ce point essentiel, modernité et foi chrétienne ne se contredisent donc pas. La liberté est le maître mot de la société sécularisée et c’est sa grandeur. Encore faut-il savoir comment user de cette liberté et c’est sur ce terrain que les religions auront toujours un rôle important à jouer.

M.B. : Quels rôles la foi et l’Eglise peuvent alors jouer dans cette société sécularisée ?

Cardinal De Kesel : La liberté est la grandeur mais aussi la limite de notre société, qui met l’accent sur l’épanouissement personnel et le progrès sans définir ces notions. Si chacun poursuit son épanouissement personnel sans jamais se soucier des autres, nous aboutissons à une liberté sans fraternité. Ce que le pape François dénonce comme « la globalisation de l’indifférence ». Devant cette liberté, chacun est amené à se poser la question de ce qu’il souhaite faire de sa vie, comment y donner sens. Dans une culture religieuse, les repères sont donnés pour tous par la religion dominante. Dans une société sécularisée, différentes religions ou philosophies peuvent offrir les moyens pour s’orienter. Pour nous ce sera l’Evangile, mais tous ne feront pas ce choix. L’Evangile invite à prendre en considération les relations avec les autres et à s’engager dans la vie, aussi bien dans la vie personnelle que professionnelle. Mais qui dit engagement dit aussi limitation de la liberté. C’est là le point critique. La société peut faire miroiter une liberté absolue mais celle-ci n’existe pas. C’est à travers mes engagements que je donne sens à ma vie. Ce sont aussi les engagements qui construisent la société. Un chrétien est également un citoyen, il ne s’agit pas de les séparer. L’Evangile m’aide à devenir un citoyen responsable et fraternel. Ce qui va orienter ma liberté et lui donner sens, c’est la fraternité que l’Evangile m’enseigne. La foi chrétienne n’est donc pas du tout vouée à disparaître, bien au contraire ! Elle sera pour beaucoup de personnes la boussole indispensable pour trouver leur chemin. Mais elle ne sera plus la référence exclusive pour tous. Bien sûr, cela a des conséquences pour l’Eglise en termes d’organisation et de fonctionnement.

M.B. : Justement, vous dites que l’Eglise va changer mais aussi qu’elle apprend de la société ?

Cardinal De Kesel : Le christianisme est une religion historique, l’Eglise ne peut se définir sans le monde. Elle n’est pas une société parfaite, à part. Il n’y a qu’un monde et l’Esprit y est à l’œuvre, y compris en dehors de l’Eglise. Dieu ne vise pas uniquement l’Eglise, il veut sauver le monde. L’Eglise doit être signe de ce salut. Aujourd’hui une figure historique du christianisme disparaît, mais l’Eglise est toujours appelée à être signe de salut pour tous. L’Eglise apprend de la société car c’est dans la rencontre authentique avec l’autre qu’il devient possible de mesurer ce que l’Evangile nous demande. C’est aussi la société moderne qui nous a appris la liberté religieuse. Elle n’allait pas de soi pour l’Eglise catholique. Dans le contexte actuel, elle doit accepter qu’il puisse y avoir des degrés d’appartenance variés à l’Eglise et accueillir toutes les personnes qui s’adressent à elle, même ponctuellement. Tous doivent se sentir les bienvenus. Il s’agit d’écouter, partager, témoigner. Finalement, il n’y a que l’amitié qui évangélise. Bien évidemment, la figure de l’Eglise va changer. Elle sera plus humble. Elle a toute sa place dans la société, mais seulement la place qui lui revient, acceptant que Dieu fera le reste. Elle sera aussi plus confessante, c’est-à-dire plus consciente de son identité et de sa particularité. Cela ne veut pas dire identitaire, il ne s’agit pas d’un repli sur soi, au contraire, l’Eglise devra être plus ouverte, accueillant largement. Pour autant, il ne s’agit pas non plus de suivre la société ou de s’aligner sur elle. Cette identité particulière, c’est l’Evangile qui la lui donne et c’est le message qu’elle a à proposer, non à imposer. L’Eglise sera plus petite, le nombre de catholiques sera réduit. Mais comme l’a dit le pape François, le problème n’est pas d’être moins nombreux, le problème serait de devenir insignifiant. Une Eglise plus petite, plus humble, mais aussi plus confessante et plus ouverte, peut être signe de salut pour tous, j’en suis convaincu.

M.B. : Vous avez écrit ce livre pendant la pandémie et alors que vous-même vous vous battiez contre un cancer. D’où tenez-vous cet optimisme ?

Cardinal De Kesel : Je ne parlerais pas d’optimisme mais de confiance. Oui, j’ai vécue cette période difficile dans la confiance. Mais cela ne se décide pas, la confiance, on la reçoit. Dans cette crise, j’ai vu beaucoup de réactions très sécularisées : les diverses mesures sanitaires ont été interprétées comme autant d’atteintes à nos droits et nos libertés et chacun voulait revenir au plus vite à la situation antérieure. Il me semble que nous pouvons aussi vivre cette crise comme une épreuve spirituelle à traverser. De même que ma maladie m’a mis devant ma fragilité, de même la pandémie nous a tous mis devant notre fragilité personnelle et collective. La crise nous oblige ainsi à apprendre à vivre avec nos fragilités, à vivre avec nos limites. Elle nous enseigne que notre liberté a des limites, qu’il n’existe pas de liberté absolue. Cela m’a fait penser au livre de l’Exode, où Dieu fait faire un détour au peuple juif. Quand Dieu nous fait faire un détour, c’est qu’il veut nous apprendre quelque chose, quelque chose d’essentiel que nous risquons sinon d’oublier. Lorsque l’on accepte l’épreuve et le détour, alors il n’est plus question de revenir à la situation d’avant, car nous sortons changés de la crise. Personnellement j’ai trouvé beaucoup de soutien dans les Psaumes de la prière des heures. Bien sûr, je les connaissais tous depuis longtemps, mais c’est comme si les cris et les angoisses qui s’y expriment, devenaient les miens. Je ne les prie plus de la même façon, l’épreuve de la maladie m’a changé. Collectivement, l’épreuve peut aussi nous changer. Accepter de vivre avec nos fragilités peut ouvrir nos yeux sur les fragilités de tant de personnes autour de nous qui peinent dans la vie. Ainsi, si nous acceptons de faire le détour auquel Dieu nous invite, une société plus fraternelle pourrait voir le jour.