Un entretien avec Jean-Marc SAUVÉ, ancien président de la Ciase et président de la FondationApprentis d’Auteuil
Propos recueillis par Dominique Quinio

Notre collectif, Promesses d’Église – vous le savez puisque les Apprentis d’Auteuil en sont membres – est né à la suite de la Lettre du Pape au Peuple de Dieu, en aout 2018, qui invitait chacun à agir pour une transformation ecclésiale rendue nécessaire par la grave crise des abus.

On note une grande synchronisation entre le lancement de Promesses d’Église et l’initiative de la Conférence des évêques de France de créer une commission indépendante sur les abus sexuels commis dans l’Église (CIASE). Nous sommes exactement dans la même temporalité, en novembre 2018. Tout s’enracine dans la Lettre au Peuple de Dieu, que nous avons d’ailleurs citée dans la préface de notre rapport. Au fond, quand la Ciase remet son rapport trois ans après, en 2021, elle ne peut rien dire d’autre que ce que le pape a écrit et mis en lumière : le risque que l’Église puisse abuser de l’autorité qu’elle représente et le lien très étroit entre les abus d’autorité, les abus spirituels et les abus sexuels. Le pape a mis le projecteur sur le risque de dévoiement de l’autorité de l’Église et de dévoiement de l’accompagnement spirituel. Si je résume notre rapport, je ne peux pas dire autre chose et je ne peux pas dire mieux.

Comment jugez-vous ce qui s’est passé depuis la remise de votre rapport ? Ce qui a bougé, ce qui reste à faire ?

Nous avons remis le rapport le 5 octobre 2021. Nous avons été impressionnés par la rapidité et la clarté des conclusions tirées par la Conférence des évêques lors de l’Assemblée plénière de novembre à Lourdes : d’abord parla démarche de repentance, devant la basilique, et par les termes choisis. Les évêques n’ont pas fait dans la logorrhée, ils ont reconnu ce qui s’est passé, de façon claire et ferme, à la hauteur de ce qu’on attendait. Ils ont aussi pris des décisions fortes et courageuses en ce qui concerne la reconnaissance et la réparation des crimes commis. La Conférence des religieux, la Corref, a pris des décisions analogues. Nous savions que celles-ci se préparaient, alors que du côté des évêques, nous ne savions pas ce qui allait sortir de l‘assemblée. Il s’est passé quelque chose pendant cette Assemblée et je crois qu’il y a eu aussi le fort engagement du président, Mgr de Moulins Beaufort.
Les membres de la Ciase ont été impressionnés par la reconnaissance de la responsabilité institutionnelle dans la crise des abus et par la demande de pardon. Et, en conclusion, ils apprenaient qu’était créée une instance nationale de reconnaissance et de réparation et qu’elle serait présidée par Marie Derain de Vaucresson. Un travail très important a donc été mené dans le délai d’un mois ! Contrairement à ce qu’ont pu écrire certains – nous aurions piégé les évêques -, nous avions pris soin, en comprenant que les chiffres seraient terribles, d’avertir la CEF et laCORREF de l’ampleur de la catastrophe, bien en amont de la présentation de notre rapport. Plus tard, nous avons présenté oralement la synthèse du rapport et envoyé sa version définitive, quelques jours avant sa publication. Le dimanche précédent, d’ailleurs, une intention de prière lue pendant les messes préfigurait le choc que les catholiques allaient éprouver. Non, nous n’avons pas pris les évêques « par surprise ».

Puis il y a eu la création de neuf groupes de travail…

On aurait pu penser que notre travail suffisait, mais nous avons compris que nous n’avions pas tout abordé et que la parole de notre commission, composée de personnes de différents horizons, ne pouvait être considérée comme une évidence et méritait relecture et approfondissements. Il était normal que des groupes composés de laïcs,d’évêques, de clercs choisis par l’Église reprennent la main sur nos propositions et répondent aux mandats de la CEF. Moi-même et plusieurs collègues de la CIASE avons été entendus par plusieurs groupes de travail. Les rapports de ces groupes ont été remis en février 2023. Nous avons été impressionnés par leur qualité, et l’on peut regretter qu’ils n’aient pas fait l’objet d’une plus grande médiatisation. Dès lors, l’assemblée des évêques de mars s’est ouverte avec beaucoup d’attentes : on espérait que les conclusions de ces groupes seraient prises en compte.Mais quand les votes ont eu lieu, nous avons eu la surprise – et la déception – de voir que très peu d’entre elles étaient retenues et de constater que, sur différents points, les évêques avaient collectivement décidé qu’il appartenait à chacun d’entre eux, dans son diocèse, de décider de la suite à donner au plus grand nombre de ces recommandations. Par exemple, il avait été proposé que dans les conseils de gouvernance des diocèses, il y ait un tiers de laïcs ; il a été finalement retenu que « des » laïcs devaient y participer ! Il y avait eu de grands espoirs ; il s’est alors dégagé un sentiment de grande déception.
Bien sûr, il y a des sujets qui ne relèvent pas directement de la compétence de la conférence des évêques, mais du Saint-Siège, comme le droit canonique ; mais des propositions auraient pu être transmises à Rome : pour que, par exemple, les victimes d’abus soient associées aux procédures : il est inconcevable qu’elles n’aient pas accès au dossier et n’aient pas connaissance de la décision finale et, le cas échéant, de la sanction (que ce soit un pèlerinage ou le renvoi de l’état clérical !) ou qu’elles l’apprennent par la bande. De même devrait être élaborée, en matière d’abus, une véritable échelle des sanctions.

Comment expliquez-vous qu’on soit passé d’une première mobilisation intense à une forme de frilosité ?

Je pense qu’ après le choc du rapport, le temps passant, le soufflé du scandale et de l’émotion retombant, il est apparu qu’il était plus facile de traiter le passé, de reconnaître et de réparer les situations individuelles, que d’aller au terme d’une réflexion en profondeur et d’en tirer des conséquences sur la gouvernance de l’Église catholique, sur la formulation de sa morale sexuelle ou sur la lutte contre les dévoiements du sacerdoce, de l’accompagnement spirituel, des Écritures aussi. Combien de fois, en effet, les Écritures ont été directement invoquées (à tort bien sûr)pour justifier un plan de domination personnelle, pouvant déboucher sur des actes à caractère sexuel !
On va me dire que l’essentiel des abus ont été commis dans les années 50 et 60, les premières années de notre étude (où l’on compte plus de la moitié des abus recensés) et que ces sujets sont derrière nous depuis la fermeture des pensionnats et des petits séminaires. Il faut pourtant être clair : nous avons aussi recueilli des témoignages remontant à la décennie 2010-2020, en moins grand nombre certes, portant moins sur des enfants, mais des témoignages d’abus à l’égard d’adolescents, de jeunes majeurs, de femmes et de personnes en discernement ; c’est là que j’ai pris conscience que les personnes en recherche sur leur choix de vie, leurs orientations, peuvent être plus aisément abusées. Le dossier des abus ne peut donc être regardé comme clos.

Après vos travaux concernant l’Église, d’autres enquêtes ont été menées, concernant notamment l’inceste,montrant là encore la gravité des faits.

Le rapport de la Ciivise (commission indépendante sur l’inceste et les violences faites aux enfants) valide nos chiffres et confirme que l’Église n’a pas le monopole de ces crimes. Chaque famille est un système de pouvoir et chaque système de pouvoir peut être un système d’abus. Cela vaut aussi pour les milieux du sport, de la culture, de l’enseignement scolaire, de la protection de l’enfance, partout où il y a des figures d’autorité. D’ailleurs dans notre rapport, nous avons bien pris soin de distinguer le problème général des abus d’autorité et les problèmes spécifiques à l’Église catholique.

Dans cette spécificité, n’y a-t-il pas le caractère sacré de la figure du prêtre ?

La sacralisation de la figure du prêtre (érigé en « Alter Christus » ou « Ipse Christus ») s’est en effet révélée mortifère, sans que je remette en cause le moins du monde la conception catholique de l’Eucharistie à laquelle je suis très attaché. Cette sacralisation explique aussi l’aveuglement de certaines familles qui n’ont pas pu entendre leurs enfants remettre en cause l’autorité d’un clerc. La confiance aveugle dans le prêtre a favorisé l’emprise et la domination.

Est-ce que le synode sur la synodalité engagé par François peut être une occasion de revisiter un système qui a montré ses failles ?

Je le crois et je l’espère. Je pense que la démarche synodale peut aider à surmonter ce qui, dans le fonctionnement de l’Église, représente un terreau favorable aux abus ou à leur couverture. Dans son fonctionnement actuel, l’Église ne sait pas assez assumer le débat collégial ou le débat contradictoire.
En même temps, ce synode a suscité des peurs et d’énormes contestations. Après un pilonnage indécent contre l’Instrumentum Laboris de la part des milieux conservateurs, la conclusion de la première session de Rome les a rassurés ; nous avons entendu un bruyant soupir de soulagement. On sent bien qu’une course de vitesse est engagée autour du pape, de sa santé, et d’une possible démission. Chaque jour qui passe nous rapproche du terme de son pontificat, ce qui est source d’inquiétude pour les uns et d’espoir non dissimulé pour les autres.

Revenons à Promesses d’Église. Quel peut être son rôle et son avenir ?

Je trouve vraiment très utile et positif de rassembler des mouvements aux charismes et aux sensibilités variés qui s’intéressent aux défis de l’Église, qui échangent et débattent entre eux et portent l’ensemble de leurs questions et recommandations aux évêques, ceux-ci ayant bien compris qu’ils n’avaient pas en face d’eux une sorte de comité central de laïcs qui forceraient leur porte et voudraient se substituer à eux. Cela peut favoriser la circulation des idées et conduire à décrisper certains débats. La démarche peut paraître lente, voire limitée, mais c’est bien mieux de procéder ainsi que de s’installer dans une logique d’ignorance réciproque ou de confrontation stérile.