Au terme du chemin qu’ouvre le Carême, au pied de la Croix, resteront quelques femmes. Laissées trop souvent dans les marges du récit évangélique, dans les zones grises de la mémoire, les femmes s’imposent aujourd’hui à l’attention de l’Eglise. Mais va-t-on se contenter d’exalter un « génie féminin », qui permet de les tenir soigneusement à distance des lieux institutionnels qui commandent l’avenir de l’Eglise ? Et si au lieu de parler de la femme, l’Eglise acceptait d’écouter les femmes ? Car il est une manière proprement féminine d’assumer le « dur métier » de notre humanité, de connaître Dieu et la foi, de vivre l’espérance dans les bourrasques de la vie. Tous, hommes et femmes, laïcs et prêtres, pourrions tirer grand profit de cette écoute. Y compris pour nous arracher aux drames qui ébranlent l’institution ecclésiale.
Anne-Marie Pelletier
Anne-Marie Pelletier, conférence donnée à Metz, Saint Maximin, le 10 mars 2019
Si l’Eglise écoutait les femmes…
Ce Mercredi des cendres l’Eglise entrait en Carême. Tous ses membres recevaient l’appel à s’engager, pour le temps de cette quarantaine, à la suite du Christ qui prend le chemin de Jérusalem où s’accomplira le mystère du salut. Au terme du chemin ce seront les jours de la Passion. Ce sera la Croix, le rejet et la mort, avec la dispersion des disciples. Ce sera la défection de ceux qui avaient suivi dans une fidélité de plus en plus apeurée, déroutée par la tournure des événements.
Ce sera Jésus laissé seul. Pas tout à fait seul : l’Évangile de Luc mentionne quelques femmes, obstinément fidèles, qui n’auront pas déserté. Elles seront présentes, debout, à portée de vue du supplicié, au lieu dit du Crâne. Puis, le troisième jour, à l’heure de l’inespéré et de l’inimaginable, voilà que ce sont quelques femmes, de nouveau, qui vont être les récipiendaires de l’inouï : Jésus libre du tombeau, relevé d’entre les morts. …Messagères, en vérité, bien inattendues dans ce monde où le témoignage des femmes est tenu pour rien. Mais finalement les manières du Dieu que révèle la Bible s’accordent bien avec cette disposition surprenante.
De fait, il faudra bien que les hommes consentent à prêter attention à la parole des femmes pour être mis sur le chemin de la Résurrection. Ce sont bien elles qui reçoivent les premières la consigne d’attester la Résurrection : « Allez annoncer à mes frères… dites à ses disciples et à Pierre ». Et à Marie-Madeleine : « Pars, et dis-leur :je monte vers mon Père et votre Père ». Marie-Madeleine, premier apôtre, apôtre des apôtres. Pourtant, très vite, la mémoire du témoignage rendu au Ressuscité basculera du côté masculin. Quand Paul dresse la liste des témoins de la résurrection, en 1 Co15,5-8, les femmes sont tout à fait ignorées. Et le souvenir de Marie-Madeleine va se perdre pour des siècles dans son travestissement en figure silencieuse de pécheresse repentie. Naufrage du souvenir des femmes donc. De même pour celle que Jésus aura solennellement célébrée pour l’onction de parfum précieux qu’elle a répandu sur son corps, en prévision de sa Passion : « Partout où sera proclamé cet évangile, dans le monde entier, on redira en sa mémoire ce qu’elle a fait ! », avait-il dit. La consigne a été mangée…
Le fait est que l’histoire de la parole des femmes dans les cultures humaines – et donc dans celle de la Bible – est celle d’une constante et vigilante censure. Une tradition d’effacement si ordinaire que celui-ci peut s’exercer avec un naturel qui nous le rend invisible. J’en veux pour preuve cette scène « exemplaire » du récit évangélique : non pas au sens où elle serait édifiante, mais plutôt démonstrative. Le récit est celui de la présentation de Jésus au temple, dans l’Évangile de Luc. Chacun a en tête la séquence qui évoque la montée de Marie et de Joseph au temple de Jérusalem pour s’acquitter de la consécration de l’enfant selon la loi, l’accueil qui leur est fait par un homme et une femme, deux veilleurs, en attente de la consolation d’Israël (Lc 2,22-38). Et voilà que l’Évangile vibre soudain des mots de la célébration du vieillard Siméon (« Maintenant, ô Maître souverain, tu peux laisser ton serviteur s’en aller… ») déclarant la fin de sa veille avec l’accomplissement de son espérance. Quant à la femme, la prophétesse Anne, elle demeure dans le texte une figure muette. Sa reconnaissance jubilante restera sans voix audible pour nous. Il faut tout le génie spirituel de la peinture d’un Rembrandt pour accueillir généreusement sa présence, laisser émerger visuellement son immense carrure. Nous saurons seulement, par la vertu d’un petit récit qui la désigne à la troisième personne, qu’elle se mit, dès lors, à « parler de l’enfant à tous ceux qui attendaient la délivrance de Jérusalem ».
Tel est bien précisément le problème. Non seulement, dans la mémoire biblique, l’impact des femmes sur la vie et l’histoire est largement effacée. Mais lorsqu’elles acquièrent un peu de visibilité, c’est dans la grande majorité des cas, en étant parlées, je veux dire évoquées, racontées par une parole, qui fait d’elles l’objet du discours masculin. Elles existent en deçà de l’accès à la parole personnelle, en deçà du sanctuaire fondamental du « je-tu », comme Martin Buber nomme notre langage, quand celui-ci se déploie dans la réciprocité de l’adresse mutuelle.
Remarquons qu’au chapitre 2 de la Genèse, le premier face-à-face de l’homme et de la femme – en l’inaccessible racine de l’origine – suggère bien que la mise en œuvre de ce « je-tu » devra affronter des défis : on se souvient en effet qu’une fois le couple humain advenu à l’existence, l’homme ouvre la bouche, accède au langage, en célébrant la femme, mais comme ce zot, ce celle-ci, qui lui tire les mots d’une surprise émerveillée, sans que sa parole dégage encore l’espace de sa contrepartie, celle des mots que la femme prononcerait à son tour, en retour, en son nom propre.
Ainsi, cette économie de relation dissymétrique s’est-elle imposée comme la loi quasi normale du commerce entre hommes et femmes sur la durée des générations jusqu’à nous, dans le monde biblique puis – avec les aménagements de l’histoire – en monde chrétien. Pour ne rien dire de ce qui se vit au-delà. Or voilà que présentement, en ce temps si mêlé d’évolutions énigmatiques qui est le nôtre, une nouveauté aura surgi – un frémissement de nouveauté aura surgi – dans l’espace de nos sociétés et dans celui de l’Eglise. Cette nouveauté concerne précisément la condition des femmes, la manière de les connaître et les reconnaître. Des vérités refoulées, censurées, parviennent à se frayer un passage dans le maquis des préjugés qui, de tradition, auront maintenu les femmes à la marge de l’histoire qui s’écrit et s’archive. Ces mêmes préjugés qui auront largement couvert/étouffé leurs voix dans l’Eglise, frappées qu’elles sont du handicap d’être des femmes, c’est-à-dire aussi d’être structurellement écartées de l’autorité du sacerdoce presbytéral. C’est donc bien d’une nouveauté positive de ce temps que nous parlons aujourd’hui, en suggérant que l’Eglise puisse se mettre à écouter les femmes. Donc à se connaître elle-même, à parler et à agir, dans une clairvoyance qui associe désormais cette part manquante du corps ecclésial, qui ne représente pas moins que sa moitié, celle des femmes qui la composent. Ce qui devrait évidemment faire une différence.
Avant de donner idée de l’émergence de ce féminin si continuellement négligé – de suggérer ce que peut être sa force d’inspiration – un petit préambule me semble une précaution nécessaire. En effet, je ne voudrais pas ignorer la réticence de certaines voix féministes contemporaines à l’égard de tout ce qui pourrait être un « propre du féminin». Soit, dans leur bouche, le refus de ce qui, autrement qu’hier, mais de nouveau, contribuerait à encager les femmes, à les assujettir à une nature prédéterminée. La tradition chrétienne a beaucoup joué de cette problématique. Il existerait une nature féminine identifiable à travers une série de traits et de qualités réputées leur être propres : nommons l’intuition, la sensibilité, la discrétion, une passivité native, et quelques autres vertus au reste facilement exploitables – et exploitées – pour maintenir les femmes en tutelle du pouvoir masculin. À cette figure du féminin, la Vierge Marie, apporte d’ailleurs en monde catholique un appoint décisif, tout spécialement à travers d’infinies variations sur le « fiat» qu’elle prononce à l’Annonciation, célébré comme la quintessence de la foi, dont on a vite fait une docilité qui serait la part des femmes, en taisant l’énergie combative et subversive des paroles du Magnificat. Impossible de ne pas relever que le discours magistériel qui s’est élaboré depuis cinq ou six décennies continue, peu ou prou, à émarger à cette vision.
Discours d’hommes sur les femmes/la Femme de préférence, il se veut désormais bienveillant, laudatif. Mais encore et toujours, discours qui dit le féminin, il énonce ce que celui-ci doit être, tel que le voient des hommes, depuis les bancs de l’Eglise ministérielle. En ajoutant d’ailleurs une note superlative qui ajoute à la difficulté. Car nous savons bien que le discours du sublime est rempli de pièges. Mettre les femmes au-dessus des hommes, comme il se fait ici, c’est encore maintenir intact, inaltéré, l’espace du masculin. C’est encore esquiver les vraies femmes, et donc la rencontre de l’un et de l’autre. C’est finalement rendre de nouveau inaccessible une authentique reconnaissance mutuelle. Ainsi donc mon propos dans les minutes qui viennent, ne sera pas de reconstituer autrement un discours de l’essence du féminin, rafraîchi de couleurs plus contemporaines.
Je considère, certes, qu’il existe une manière spécifiquement féminine de se tenir dans la vie, dans l’expérience du temps, de la chair, de l’autre, une manière spécifique de connaître Dieu et de le dire. Mais cette conviction n’étaye à mes yeux aucun « génie du féminin », qui pourrait s’abstraire de l’expérience et se dire dans l’abstraction d’un discours anthropologique ou théologique. Il ne s’agit pas dans mon esprit de ramener les femmes à une identité destinale. Le propre du féminin, que je voudrais évoquer ne s’appréhende que dans le récit ouvert, récit infini de la vie, où des femmes existent, affrontent le quotidien et ses aléas, parlent et se parlent, où elles rencontrent des hommes pour nouer avec eux l’alliance multiforme du masculin et du féminin, où elles interpellent le Dieu de leur foi et le rendent à tous, souvent plus libre des vérités empesées du discours dogmatique.
Ce sont quelques éclats de ce féminin que je vous propose donc de recueillir dans trois directions successives :
- en écoutant les femmes dans leur relation à la vie,
- dans leur relation à Dieu et à la foi,
- enfin, dans leur relation à l’Eglise
Soit un florilège de références un peu personnel, limité par l’espace de cette causerie, en laissant à chacune et chacun le soin d’ajouter d’autres harmoniques, de tracer d’autres trajets du féminin.
Une première raison de prêter l’oreille à la voix des femmes concerne tout simplement leur savoir de la vie / cette tournure d’intelligence de notre condition d’humains qui s’observe auprès d’elles / avec ses accents heureux et jubilants, avec aussi les drames et les blessures qui font de nous « la douloureuse espèce», dont parle Bernanos.
Les femmes, en effet, émargent à cette condition commune, mais quelque peu singulièrement, dans la mesure où elles sont reliées à la vie par l’expérience de l’enfantement. Et donc reliées aussi à la mort qui va avec la vie, qui lui est consubstantielle, puisque « dès qu’un humain vient à la vie, il est déjà assez vieux pour mourir » (Heidegger).
La singularité féminine a probablement aussi à voir, semble-t-il, avec une expérience propre de la vulnérabilité, celle qui se dit dans l’enfant mis au monde, qui requiert immédiatement et impérativement le secours de la chair qui l’a formé.
Nos philosophies et nos théologies ont produit beaucoup de discours pour se saisir de ce que la condition humaine incorpore de paradoxe et d’obscur, pour résorber son mystère, colmater sa part d’excès, pour rendre raison en particulier de ce qui la travaille d’inacceptable. Les théodicées sont les produits exemplaires de cette pulsion de maîtrise. Or c’est bien en cela que la parole des femmes fait écart avec celle des hommes. De même que leur parole refuse d’arraisonner la vie, de la sommer d’entrer et de tenir dans les raisons du discours, de même cette parole proteste qu’il y a de l’inconsolable dans la vie des humains. Comme l’on sait, Rachel ne veut pas être consolée, dès lors que ses enfants ne sont plus.
C’est ainsi que l’espace du monde résonne des protestations des femmes, qui brandissent leur refus de l’inacceptable, endossent la cause de la chair humiliée, s’il le faut, au prix de leur vie ou de leur honneur : telles sont les mères de la place de mai en Argentine, – et telles sont tant de leurs émules de par le monde, – quêteuses des ossements des suppliciés, dispersés dans les déserts d’Amérique latine, – aussi bien que femmes tchétchènes ne lâchant rien de la mémoire d’un mari, d’un frère, d’un père disparu dans les geôles du tyran. Et tant d’autres ailleurs, puisque partout il est des forfaitures à dénoncer. Ce sont encore les femmes qui protestent comme la biélorusse Svetlana Aleixievitch – qui fut prix Nobel de littérature en 2015 – que « la guerre n’a pas un visage de femme ».
Mais voir et écouter les femmes aux prises avec l’inadmissible, sans l’escamoter par les raisons de la raison, c’est aussi les voir en résistance de vie contre les forces du malheur, en résistance d’espérance. On songe à la phrase de Christian Bobin : « Les femmes ont la vie en garde pendant l’absence de Dieu ». Ainsi, par exemple, au temps du génocide arménien, quand l’écrivaine Isabel Essayan parcourt, le cœur dévasté, les ruines de la ville d’Adna après le passage des tueurs de l’armée turque, il revient en mémoire, à son lecteur, l’imploration du psaume : « Recueille mes larmes dans ton outre ». Et l’on se dit que les femmes pourraient bien être les délégués de Dieu / voire ses substituts dans cette fonction de consolation. La lecture du journal d’Etty Hillesum impose de la même façon l’évidence d’une capacité de résistance féminine au pire. Résistance pied à pied, quand, au cœur de la fournaise, sous l’imminence de sa propre mort, elle décide résolument d’honorer la vie (« la vie si belle et pleine de sens »). Et c’est la même énergie qui la mobilise à Westerbrok pour porter secours à l’abîme des détresses qui peuplent le camp de transit. La même énergie qui la porte, on le sait, jusqu’à cette résolution intrépide d’un jour de juillet 1942, de vouloir « aider Dieu », au temps de la domination des ténèbres.
Autrement encore, et pour revenir un instant à Svetlana Aleixievitch, c’est la passion de la vie, dans son grain d’événémentialité minuscule et de dignité insubmersible, qui s’atteste au fil d’une œuvre tout entière faite de l’écoute de l’autre. Ainsi dans Les cercueils de zinc où elle questionne la tragédie de la guerre d’Afghanistan, ou encore dans La fin de l’homme rouge, où elle tisonne la mémoire du monde post-soviétique, dans une quête opiniâtre des germes de vie enfouis dans des vies anonymes, auxquelles nul ne songerait à porter attention. À force d’empathie discrète et d’écoute cordiale, une femme fait ici remonter de mémoires humiliées une épaisseur de vie, qui est l’histoire, tout autant l’histoire, probablement plus encore, que celle qui occupe l’enquête historienne et se conserve dans les archives… Avec pour effet – soulignons-le – le contraire d’un acte de maîtrise, le contraire de la prétention à avoir forcé le secret des êtres, le contraire d’une mainmise sur la vérité de la vie. La conviction déclarée finalement par S. Aleixievitch est celle, bien plutôt, d’avoir augmenté l’énigme de la vie humaine, d’avoir multiplié les questions, d’être descendue au fond de l’abîme et montée au ciel, comme elle l’écrit en guise de bilan.
En ce temps présent, où les savoirs et les technosciences emballent les rêves humains de maîtrise, cette manière féminine de faire connaître une vie humaine qui se dérobe à toute assignation définitive, qui porte un sceau de transcendance en ses occurrences les plus humbles et les plus fragiles, cette manière constitue un trésor essentiel. Tout comme la contribution des femmes à résister au chantage du mal, qui veut se faire passer pour vérité ultime. Sur ce front de la confiance, il y a, je crois, une force de protestation particulière aux femmes contre ce qui dénigre la vie et désespère de sa bonté.
Ecoutons maintenant dans une autre direction une autre note singulière de la parole des femmes. Elle concerne cette fois Dieu, le rapport à concevoir et à vivre avec Dieu. Là aussi il devrait y avoir un peu à entendre au profit de tous. Un sujet sur lequel, d’ailleurs, les femmes n’auront guère été consultées au long du temps. Elles ont plutôt reçu des consignes de « directeurs spirituels » sur la manière d’honorer Dieu, y compris en honorant et en servant les hommes en charge de le penser et de le prêcher. Elles ont ainsi intériorisé une docilité dont nous mesurons, avec un effroi particulier aujourd’hui, certains effets dévastateurs, tout spécialement quand la soumission ordinaire des femmes au masculin se redouble, pour certaines d’entre elles, d’une profession de « sainte obéissance » à un ordre hiérarchique. Alors ce peut être l’enfermement à double tour dans le silence et l’aliénation, lors même que l’on est victime de conduites perverses.
Pourtant, Dieu sait – c’est le cas de le dire – si les femmes ont une réelle aisance à parler de Dieu et, pour être plus exact, à parler à Dieu. Elles savent le faire avec une salubre liberté – disons pour parler grec – avec parrhésia, cette franchise du cœur sans entrave. C’est ainsi que, qui veut bien les entendre, apprend à connaître le Dieu de Jésus-Christ autrement. Non pas contre la saine doctrine ! Quatre d’entre elles ont tout de même été promues au rang de docteur de l’Eglise dans les décennies passées. Mais le visage du Dieu qu’elles fréquentent et avisent bouscule facilement les savoirs péremptoires, ébranle les forteresses de certitudes que construisent les théologies et que les catéchismes ont pour fonction de vulgariser.
En ce sens, il y a « un Dieu des femmes », comme l’argumente la philosophe italienne Luisa Muraro. Ce qu’exprime bien, de son côté, la théologienne protestante Marion Müller-Colard, dans un petit livre décapant sous l’intitulé de L’Autre Dieu. Cette dernière, reprenant un mot de Fernando Pessoa, plaide une foi « intranquille ». Entendons une foi qui consent au deuil d’un Dieu imaginaire, qui répondrait contractuellement à la demande, qui assurerait le croyant contre le malheur. M.M. C. désigne une foi qui se vit au contraire comme « histoire gratuite, sans système ni commerce ». Une foi qui, dit-elle encore avec intrépidité, « ne revêt plus les archaïsmes du dogme, mais la majesté de la Grâce ».
Cette foi des femmes – qui ne se dérobe pas à l’épreuve de la nuit – peut déclarer sans pathétique ni désespoir « je ne sais pas bien ce que j’appelle Dieu » (Luisa Muraro), parce qu’elle sait d’instinct que c’est dans le renoncement au savoir que se fait la rencontre. Cette foi peut encore déclarer, comme Marie Noël, « j’ai bien souvent de la peine avec Dieu », sans redouter dans cet aveu une coupable pensée, qui fâcherait Dieu. C’est ainsi que l’un des plus saisissants poèmes de la paroissienne rangée que ce fut la poétesse d’Auxerre, se formule sous le titre « Communion pauvre », et ose cette prière que je vous propose de prendre le temps d’entendre :
« Mon Dieu je ne Vous aime pas, je ne le désire même pas, je m’ennuie avec Vous. Peut-être même que je ne crois pas en Vous.
Mais regardez-moi en passant.
Abritez-Vous un moment dans mon âme, mettez-la en ordre d’un souffle, sans en avoir l’air, sans rien me dire.
Si vous avez envie que je croie en Vous, apportez-moi la foi. Si Vous avez envie que je Vous aime, apportez-moi l’amour. Moi je n’en ai pas et je n’y peux rien. Je Vous donne ce que j’ai : ma faiblesse, ma douleur. Et cette tendresse qui me tourmente et que Vous voyez bien… Et ce désespoir… Et cette honte affolée…
Mon mal, rien que mon mal…
C’est tout ! Et mon espérance ! »[1]
Ainsi peuvent parler les femmes, quand elles parlent à Dieu ! On remarquera à ce propos qu’il y a une certaine satisfaction à savoir qu’un procès en béatification de Marie Noël a été ouvert récemment. La nouvelle suscite incontestablement la surprise, et un certain sentiment d’incongruité, tant ce genre d’honneur s’accorde peu à la personnalité de la poétesse bourguignonne. Pourtant on se dit vite que le projet est très encourageant. Car c’est bien de la reconnaissance de la vérité de la foi, telle que l’enseignent les femmes, qu’il s’agit. Quand la foi ne s’adosse plus simplement aux moelleuses sécurités de discours de théologiens qui « tous les matins aident Dieu à s’habiller de dogmes ». Quand craque l’enfermement du Dogme : « l’Esprit-Saint en cage », que l’Eglise garde à jamais sous la main « comme elle garde toujours à portée de l’homme, le Fils dans un tabernacle ». Quand la foi est le risque d’une Présence avec les aléas que comporte toute relation cœur à cœur. De nouveau, il semble que l’on ait besoin des femmes pour convier le peuple chrétien à pareille aventure.
Tout comme –je ne peux qu’effleurer la question – on a certainement besoin d’elles pour revisiter ce que la théologie désigne comme « mariologie », cette « science » occupée par la personne de Marie, la Vierge Marie, mère de Jésus et « Mère de Dieu », telle qu’elle est nommée depuis le concile d’Ephèse. Une théologie mariale – en a-t-on assez conscience ? – qui est quasiment exclusivement masculine. Ce sont des hommes qui mettent en mots un discours de célébration de la nouvelle Eve, volontiers emphatique et effervescent, dans lequel les femmes ont du mal à se retrouver. Comment y seraient-elles à l’aise d’ailleurs, dès lors qu’il se dit depuis Caelius Sedulius, théologien distingué du 5ème siècle, que « seule entre toutes les femmes, Marie plut à Dieu ». Une pensée qui aura une grande carrière au service de l’humiliation des femmes…
Thérèse de Lisieux, désormais Docteur de l’Eglise, parle bien différemment de la mère de Jésus. Elle a laissé un poème qui a pour titre « Pourquoi je t’aime, ô Marie ! », dans lequel elle parle de Marie, en femme qu’elle est. Et le discours change de ton : « Je t’aime te mêlant avec les autres femmes/qui vers le temple saint ont dirigé leurs pas », et encore : « …me croire ton enfant ne m’est pas difficile/car je te vois mortelle et souffrant comme moi ». Dans son célèbre Cahier jaune, elle a d’ailleurs pris la peine de prévenir : « il ne faudrait pas dire des choses invraisemblables ou qu’on ne sait pas (au sujet de Marie)… pour qu’un sermon sur la Sainte vierge me plaise et me fasse du bien, il faut que je voie sa vie réelle, pas sa vie supposée… on la montre inabordable, il faudrait la montrer imitable »…
Enfin – ce sera mon dernier point – il faut dire combien il y a urgence à écouter aujourd’hui les femmes sur le chapitre de ce qui se nomme techniquement l’ecclésiologie. Entendons la manière de concevoir l’l’Eglise, le corps ecclésial, d’identifier les rôles en son sein, d’y distribuer et d’y exercer les pouvoirs. La question devrait mobiliser à plusieurs titres l’attention à la parole des femmes. D’abord parce que la théologie revendique volontiers une identité maternelle de l’Eglise… ; pourtant elle ne s’enquiert pas beaucoup auprès des femmes de ce que c’est qu’être mère, et simplement de ce que c’est qu’être femme. Ensuite parce qu’il se dit de plus en plus haut et fort que les grands séismes qui ébranlent aujourd’hui l’Eglise catholique ne sont pas sans rapport avec le déficit de féminin dans l’institution ecclésiale. Enfin, et en conséquence de quoi, il existe bien une question des femmes dans l’Eglise qui se fait aujourd’hui de plus en plus pressante. La réaffirmation un peu obsessionnelle d’un sacerdoce ministériel revenant exclusivement aux hommes ne peut pas tenir lieu de théologie de la vie chrétienne vécue au féminin.
Quelques mots donc. En partant de ce constat que peu de femmes catholiques revendiquent en fait l’accès à l’ordination sacerdotale. Et je me range clairement au nombre de celles qui se déclarent étrangères à cette revendication. Mais qui aussi associent un enjeu théologique fort à ce positionnement, avec des conséquences qui peuvent se qualifier du terme de revendication. Je m’explique brièvement, en posant une affirmation qui ne recule pas devant le risque d’être provocante : ainsi, femme dans l’Eglise, j’ose dire que je ne demande rien, parce que j’ai tout. Tout, c’est-à-dire le trésor de la grâce baptismale et de la vie filiale, qui est plénitude de l’identité chrétienne, qu’aucune autre vocation ne peut prétendre surclasser. Et en l’occurrence pas non plus le sacerdoce ministériel.
Autrement dit, dans cette perspective, les femmes qui n’ont que le sacerdoce baptismal se trouvent avoir un rôle critique essentiel : celui de problématiser la représentation accréditée par une théologie superlative de la prêtrise, faisant du prêtre un super-chrétien, dominant de haut la foule des fidèles, destiné à une sainteté d’exception, cette théologie qu’aura argumentée avec beaucoup d’éloquence sacrée la spiritualité de l’âge classique… Avec quelques risques de dévoiements autorisés par une toute-puissance, dont nous sommes bien obligés de reconnaître aujourd’hui les possibles effets pervers.
Dans cette ecclésiologie recentrée sur le sacerdoce baptismal – comme y invitent clairement le concile Vatican II et aujourd’hui même le pape François – les femmes ont, redisons-le, un rôle majeur pour objecter à toutes les pratiques du cléricalisme. Mais c’est aussi en référence à la grandeur du baptême – alpha et oméga de la vie chrétienne que le sacerdoce des prêtres a pour mission de servir – que doit se formuler la dénonciation de tout ce qui méconnaît ou offense la dignité de ceux et celles qui composent les communautés ecclésiales. Ainsi du manque évident d’estime, pour ne pas parler de mépris parfois, qu’expérimentent des chrétiennes sur lesquelles repose pourtant la vie de l’Eglise au quotidien, dans sa pratique de l’accueil, de la catéchèse, d’une disponibilité évangélique où se joue le témoignage chrétien. Ainsi de ce qui devrait en découler dans les pratiques de gouvernance, dont les femmes sont ipso facto exclues, puisque la sphère décisionnelle est identifiée à l’exercice du sacerdoce ministériel.
Des paroles de femmes se forment aujourd’hui à hauteur de ces problèmes. Elles doivent évidemment être entendues. Pour des raisons d’équité. Pour des raisons aussi de survie de l’institution ecclésiale au milieu d’une société comme la nôtre. C’est là, semble-t-il bien, la conviction du pape François quand il désigne comme antidote au cléricalisme l’intensification de la présence des femmes aux divers niveaux de l’institution ecclésiale. Mais on devine que la parole des femmes puisse se heurter ici à quelques solides résistances, à la mesure de l’enjeu : celui de repenser l’Eglise comme communion, dans la déprise de schémas hiérarchiques incrustés dans les esprits et dans les pratiques.
Pour conclure
Dans l’Eglise comme dans nos sociétés, l’écoute des femmes, la promotion des femmes a rapport évidemment à la vie de celles-ci, à la justice qui leur est due. Mais à travers ce souci, c’est bien le tout du corps social qui est concerné, comme c’est le tout de l’Eglise et de son avenir qui est en jeu.
Ainsi – pour revenir aux deux figures emblématiques du vieillard Siméon et de la prophétesse Anne – nous savons par les Évangiles qu’il faut cette double veille masculine et féminine pour accueillir l’accomplissement de la promesse. Mais à cela, nos temps nous pressent d’ajouter qu’il faut désormais que la voix de l’un et de l’autre se composent à égalité de volume, pour que la foi soit pleinement attestée, pour que l’Eglise vive selon l’ampleur de la fraternité eschatologique que pointe Paul dans la lettre aux Galates, quand il déclare que désormais, dans le Christ, « il n’y a plus ni juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme ». C’est-à-dire qu’il y a/ il doit y avoir finalement, et enfin, l’homme et la femme dans la mutualité que les Ecritures bibliques désignent, dès les premières mesures de la Genèse, comme la vérité de l’humain.
Anne-Marie Pelletier
Anne-Marie Pelletier, professeur des Universités émérite (Paris X et Marne-la-Vallée), a enseigné l’exégèse et l’herméneutique bibliques à la Faculté Notre-Dame (Collège des Bernardins). A publié notamment Lectures du Cantiques des cantiques (Collectanea biblica, Rome, 1988), D’âge en âge les Ecritures, La Bible et l’herméneutique contemporaine (Lessius, 2004), Le christianisme et les femmes (Cerf, 2001), Le signe de la femme (Cerf, 2007), Le livre d’Isaïe (Cerf, 2008), La mesure de l’amour, Chemin de croix du Colisée 2016 (Salvator, 2018), Problèmes éthiques, sagesse biblique (Salvator, 2018), L’Eglise, des femmes avec des hommes (Cerf 2019).
[1] . Marie Noël, Notes intimes, Paris, Stock, 1959, p. 41.