Marie-Jo Thiel, Bayard, 2019, 714 p.

Marie-Jo Thiel est médecin et professeure de théologie morale à Strasbourg. C’est aussi, en France, une connaisseuse avertie du dossier de la pédocriminalité dans l’Église catholique, puisqu’il y a plus de vingt ans qu’elle réfléchit, alerte et informe sur le sujet. Mobilisée dans les années 1990 par ses premières rencontres avec des personnes victimes de ces abus, elle a proposé dès 1998 aux évêques de France un article sur le sujet, avant de leur décrire, à Lourdes en 2000, la gravité du traumatisme subi et le clivage profond qui caractérise la personnalité des abuseurs pervers, fussent-ils prêtres de l’Église catholique.

Vingt ans plus tard donc, on s’aperçoit que ces premières prises de conscience et les mesures prises alors dans l’Église n’étaient pas suffisantes, ni pour protéger les enfants et les personnes vulnérables, ni pour rendre justice aux « survivants » – selon la terminologie anglo-saxonne qui préfère ce terme à celui de « victime ». La crise a pris l’ampleur que l’on sait et, avec elle, l’incompréhension, la colère et aussi beaucoup de confusion dans les esprits, en particulier dès qu’il s’agit d’essayer d’identifier les causes complexes de ce drame et de proposer des pistes de prévention. Comment s’en étonner d’ailleurs, puisqu’il s’agit ici de sexualité agie sur des enfants et que la confusion est précisément l’une des grandes caractéristiques de ce type d’abus ?

Il faut donc savoir gré à Marie-Jo Thiel de nous aider, une fois encore, à mettre quelque clarté et précision dans ce dossier. Tout au long de cette vaste somme, elle explore très méthodiquement chacun des différents registres de la question – les faits, l’histoire, le droit civil et canonique, les éléments psychologiques, sociologiques et aussi ecclésiologiques. Elle nous partage chemin faisant l’importante documentation qu’elle a accumulée[1] – bibliographie, chiffres et enquêtes, prises de positions officielles, liens téléchargeables, etc. – et nous offre ainsi l’ouvrage de référence qui manquait.

L’autre grand intérêt de l’ouvrage est que Marie-Jo Thiel est une théologienne engagée, qui ne fait pas mystère de ses convictions. Elle prend ainsi vigoureusement position dans l’ensemble des débats et soubresauts qui accompagnent cette crise, en particulier quand elle essaie de comprendre les éléments canoniques et les présupposés théologiques et ecclésiologiques qui ont pu, non pas « créer » les passages à l’acte des abuseurs, mais les faciliter ou favoriser leur enfouissement dans le silence. À celles et ceux qui estiment que l’Église ne serait pas plus coupable que d’autres institutions et qu’elle est même, en cette affaire, surtout victime d’un acharnement médiatique, elle rappelle ainsi que céder à cette « pulsion victimaire », c’est très précisément inverser les rôles avec les réelles victimes, comme savent justement si bien le faire les sujets pervers ; c’est surtout risquer de s’enfermer encore un peu plus dans son propre système.

Car « système » il y a, pour l’auteure : elle martèle tout au long de ces pages que ces abus relèvent bien d’un vrai problème « systémique » et non pas seulement de l’égarement de quelques hommes pécheurs, comme il y en a toujours eu et aura toujours dans l’Église, ni de la mauvaise formation ou information des évêques, à un moment de l’Histoire où la société tout entière mesurait mal la gravité de la pédocriminalité. Elle décrit donc ce système où culture du secret, théologie du ministère ordonné (qui lie indissolublement célibat, masculinité et présidence de l’assemblée), morale sexuelle et familiale fondée sur un « universel normatif intransigeant », aboutissent, quelles que soient les intentions de départ, à sacraliser la figure du prêtre, à exclure de tous les vrais lieux de décision laïcs et femmes, à construire un gouvernement d’hommes qui ne peut être remis en question de l’extérieur et risque de chercher à protéger les siens plutôt que les petits. Impossible donc, dans la lutte contre les abus sexuels, d’évoquer des causes univoques et simplistes (le célibat des prêtres pour certains, l’homosexualité ou le laxisme sexuel de la société pour d’autres). Impossible aussi de se contenter d’agir sur l’accueil des « survivants », sur la clarification du droit canon et des procédures de signalement, sur l’établissement de « guide lines », sur la formation : tout cela est bien évidemment nécessaire et même urgent, mais ce serait comme mettre un « pansement sur un tissu nécrosé », si l’on ne travaillait pas en même temps à un nouveau style d’Église.

Par bien des aspects, on le voit, Marie-Jo Thiel rejoint le diagnostic du pape François quand il dénonce le « cléricalisme ». Attention, dit-elle cependant avec quelque humour inquiet devant certaines déclarations d’évêques, à ne pas faire de ce mot un « mot-valise » à la « fonction cathartique » qui, en posant le cléricalisme comme une simple tentation commune à tous, éviterait précisément de s’attaquer aux racines du mal : comme si les laïcs et, parmi eux, les femmes, qui n’ont guère eu jusqu’ici accès aux décisions ni au simple « agenda » des questions à traiter dans l’Église, portaient le même degré de responsabilité dans cette crise. En tout cas, voici la parole d’une théologienne qui n’a pas peur de répondre à l’appel fait par le pape François à tout le peuple de Dieu, ni de prendre courageusement sa part de responsabilité dans la crise actuelle.

Emmanuelle Maupomé

[1] Au moins jusqu’en janvier 2019, c’est-à-dire avant le dernier sommet romain avec les présidents des conférences épiscopales, la sortie en France du documentaire d’Arte sur les abus commis sur les religieuses, du film de François Ozon Grâce à Dieu, du livre Sodoma (Robert Laffont, 2019), le motu proprio Vos estis lux Christi… Une éternité !